La cristallisation

                               A cet instant, nous le dévisageons pour la première fois, il y avait sûrement un jugement à ce moment précis, à la fois pur et infondé. Plusieurs instants bien plus tard, nous le contemplons, sans plus de préjugés, mais avec l’admiration provenant de notre cœur. Il est devenu, en l’espace d’un temps indéfini, la source de notre imagination, et le carburant de nos rêves. L’image est fixée, il n’est plus celui du premier regard, il est celui de notre regard alors même qu’il n’est pas à nos côtés. Il n’est même pas conscient de l’ampleur qu’il a créé dans notre l’esprit. Pourquoi il y a-t-il un bouleversement psychique soudain ? Est-ce l’instinct de reproduction, nos envies cachées, ou est-ce vraiment l’autre ? Pourquoi l’avons-nous cristallisé ?

La cristallisation est le principe d’isolement d’un produit pour en construire une forme solide. En effet, nous rencontrons au moins une centaine de personnes dans une existence, elles entrent et sortent de nos vies, elles circulent autour de nous, mais peu nous transpercent en plein cœur. Il vient alors que nous choisissons un individu, nous l’isolons dans notre tête, à un endroit très précis, et notre pensée solidifie, chaque jour, son image dans notre esprit. C’est une construction, comme le glaçon à partir d’eau. Toutes les autres personnes sont justement noyés dans l’étendu océan humain, et nous modelons ce glaçon, dur et froid, avec nos mystérieuses forces irrationnelles . Lors de la cristallisation en science, les impuretés sont rejetées. Son image est de même purifiée. Au début, nous avons pourtant bien vu ses défauts, ses traits moins parfaits, plus rugueux, l’étroitesse et les failles de son esprit. Cependant, nous avons filtré tous ces détails, nous les avons enlevés de notre perception, nous les avons sublimés. Plus rien d’autre que la résonnance de son énergie en nous n’a d’importance. Sans imperfections, il n’y a plus de quête, de mouvement, et de recherche d’amélioration. L’être aimé est alors bien figé, intouchable et inhumain, devenu un Cristal clair. Il atteint finalement une forme de semi dieux, car construit en partie par une foi inébranlable dû au principe de la cristallisation. La réalité s’évapore au profit de la sublimation de l’autre.

Toutefois, dans un monde inconstant, les températures changent, et les glaçons fondent ou se brisent. Nous sommes alors témoin de notre propre entreprise, construite de toutes pièces par notre désir. Où est la part de réel dans ce processus ? Il était pourtant à l’origine de notre folie. Son image se brise, en même que notre cœur, qui était le chef de chantier de la cristallisation. Sommes-nous alors victime ou artiste de cette œuvre? Après la cassure, sèche et tranchante, nous tentons de le sauver, mais il nous coupe puis glisse entre nos mains, jusqu’à fondre, et redevient banale liquide pour rejoindre l’océan. Nous restons alors les mains vides, et la vie sans relief. Tout est parti. Était-ce une chimère ? Nous l’avons pourtant senti. Nous repensons alors à la fameuse citation « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Nous nous sommes transformés en vivant la fin de la cristallisation de celui que nous avons tant aimé. Nous pouvons enfin comprendre que nous avons changé, or il apparait encore, bien au loin, la brillance étincelante de notre précieux cristal.